CHAPITRE 36
Sur le ring, le bruit était moins uniforme, plus disparate. Des voix individuelles s’élevaient du brouhaha comme des bouteilles flottant dans les eaux croupies, mais sans lancer le neurachem, j’étais incapable de distinguer quoi que ce soit. À un moment, un cri a couvert le rugissement ambiant. Je m’approchais du ring quand quelqu’un a hurlé : « Souviens-toi de mon frère, enculé de ta mère !!! »
J’ai levé les yeux pour chercher qui avait parlé, mais je n’ai vu qu’une mer de visages furieux et attentifs. Plusieurs spectateurs étaient debout, agitant le poing et piétinant les gradins métalliques. L’envie de sang enflait et créait dans l’air une certaine densité assez déplaisante à respirer. J’ai essayé de me rappeler si moi et mes potes des gangs de Newpest hurlions ainsi lors des combats. Oui, sans doute. Et nous ne connaissions même pas ceux qui allaient s’entre-déchirer pour notre plaisir. Ces gens, au moins, avaient une raison de me haïr.
De l’autre coté du ring, Kadmin attendait, les bras croisés. L’acier des coups-de-poing énergétiques qui entouraient ses phalanges brillait sous les spots. C’était un avantage subtil, qui ne ferait pas pencher la balance de façon trop évidente, mais qui se sentirait à long terme. Les coups-de-poing énergétiques ne m’inquiétaient pas trop, comparé au système câblé à réponse améliorée de type « Volonté de Dieu ».
Un siècle auparavant, nous avions été confrontés à ce système sur Sharya et la guerre qui avait suivi n’avait pas été une promenade de santé. Le système « Volonté de Dieu » était un vieux matériel, d’accord, mais qui restait néanmoins du biomech de classe militaire. Contre ça, le neurachem de Ryker, grillé par le paralyseur, allait faire piètre figure.
J’ai pris place à côté de Kadmin, comme il était indiqué par les marqueurs sur le sol. Autour de moi, la foule s’est un peu calmée et les projecteurs se sont allumés quand Emcee Carnage nous a rejoints. Vêtu d’une robe, maquillé pour la caméra de Pernilla Grip, il ressemblait à une poupée tout droit sortie d’un cauchemar d’enfant. Il a levé les mains ; des haut-parleurs directionnels ont amplifié les mots crachés dans son laryngophone.
— Bienvenue au Panama Rose !
Il y a eu un vague remous dans la foule mais, pour l’instant, ils étaient tout ouïe. Carnage le savait. Il a tourné lentement sur lui-même, faisant monter la tension.
— Comme vous le savez, c’est à un événement exclusif et très spécial que vous êtes conviés ce soir. Je vous souhaite la bienvenue à l’humiliation finale et sanglante… d’Elias Ryker !
La foule s’est déchaînée. J’ai levé les yeux face à leurs visages. Le vernis de la civilisation arraché, il ne restait plus que la rage sur leurs traits d’écorchés.
La voix amplifiée de Carnage surfait sur le vacarme.
— La plupart d’entre vous se souviennent du sergent Ryker. Pour certains, son nom est associé à du sang ou à des fractures osseuses. Ces souvenirs sont douloureux ; parfois, vous pensiez ne jamais pouvoir oublier…
Il les avait calmés et sa voix s’est faite moins forte.
— Mes amis, je ne peux pas effacer ces souvenirs. Ce n’est pas ce que nous vous offrons à bord du Panama Rose. Ici, nous ne vendons pas l’oubli, mais la mémoire, même si cette mémoire est amère. Nous ne vendons pas du rêve, mes amis, mais de la réalité. (Il a levé la main pour me présenter.) Mes amis, voici la réalité… Une nouvelle vague de hurlements. J’ai jeté un coup d’œil exaspéré à Kadmin. Je pensais mourir, mais pas d’ennui. Kadmin a haussé les épaules. Il voulait ce combat. Les gesticulations de Carnage étaient le prix à payer pour l’avoir.
— Oui, la réalité, a répété Emcee Carnage. Ce soir, je vous offre la réalité. Ce soir, vous allez voir mourir Elias Ryker, le voir mourir à genoux, et si je ne peux effacer les souvenirs douloureux de vos corps brisés, je peux au moins les remplacer par les hurlements de votre bourreau en train de se faire briser à son tour…
La foule a rugi.
Je me suis demandé si Carnage exagérait. Décidément, Ryker avait une sacrée réputation. Je me suis souvenu de la tête d’Oktai quand il m’avait vu sortir du Jerry’s Closed Quarters. Jerry lui-même m’avait parlé des rencontres du Mongol avec celui dont je portais le corps.
« Il l’avait presque laissé pour mort. »
Et il y avait Bautista et les techniques d’interrogatoire de Ryker. « Il est sur le fil du rasoir. » Pour attirer une telle foule, combien de fois Ryker avait-il dépassé les bornes ?
Qu’aurait dit Ortega ?
J’ai pensé à elle. Le souvenir de son visage était une oasis de calme au milieu des hurlements. Avec un peu de chance, et ce que je lui avais laissé au Hendrix, elle ferait tomber Kawahara.
Le savoir était suffisant.
Carnage a sorti un lourd poignard cranté de ses robes et l’a levé. Un calme relatif est descendu sur la salle.
— Le coup de grâce, a-t-il proclamé. Quand notre matador aura mis Ryker à terre et qu’il n’aura plus la force de se lever, vous verrez sa pile arrachée de sa colonne vertébrale et écrasée ; vous saurez qu’il n’est plus.
Il a lâché le poignard et ses bras sont retombés. Du pur théâtre. L’arme est restée suspendue en l’air, dans un champ de gravité local, puis s’est élevée à peu près à cinq mètres du ring.
— Que le combat commence, a dit Carnage en reculant.
Le discours enfin terminé, il y a eu quelques secondes magiques… Comme si une scène d’expéria venait d’être filmée et que nous pouvions maintenant nous détendre, peut-être même nous passer une flasque de whisky et déconner derrière les scanners. Plaisanter sur le script rempli de clichés que nous étions obligés de jouer.
Puis le temps a repris son cours.
Nous avons commencé à nous tourner autour, séparés par la largeur du ring, sans garde, de façon à n’offrir aucune information à notre adversaire. J’ai essayé de déchiffrer le langage corporel de Kadmin.
« Les systèmes biomech Volonté de Dieu 3.1 à 7 sont simples, mais ils ne doivent pas être sous-estimés, nous avaient-ils expliqué avant l’atterrissage sur Sharya. Les impératifs de construction exigeaient de la force et de la vitesse et les créateurs ont excellé dans ces deux domaines. Leur seule faiblesse est le manque de sous-programmes aléatoires dans leur logiciel de combat. Les hommes de la Main droite de Dieu tendront donc à se battre, et à continuer à se battre, avec un éventail très étroit de techniques… »
Sur Sharya, nos systèmes de combat étaient du haut de gamme, avec en standard un jeu de réponses aléatoires et une boucle d’analyse. Le neurachem de Ryker n’approchait pas ce niveau de sophistication, mais je pouvais peut-être le stimuler avec un ou deux tours de Diplo. Le véritable truc était de rester vivant, assez longtemps pour que mon conditionnement analyse le mode de combat de la Volonté de Dieu et…
Kadmin a frappé.
La distance était de près de dix mètres ; il l’a couverte en moins de temps qu’il me fallait pour cligner des yeux.
Ses techniques étaient toutes simples, des coups de poing et des coups de pied linéaires, mais frappés avec une telle force que je ne pouvais que parer. Contre-attaquer était hors de question. J’ai dévié le premier coup sur la droite et j’ai profité de l’inertie pour faire un pas sur la gauche. Kadmin m’a suivi sans hésiter, cherchant mon visage. J’ai esquivé et senti sa main frotter ma tempe, pas assez fort pour déclencher les coups-de-poing énergétiques. Mon instinct m’a dit de bloquer bas et le coup de pied destiné à me fracasser le genou s’est détourné sur mon bras. Un coup de coude m’a atteint au sommet du crâne et j’ai reculé, en essayant de rester debout. Kadmin m’a suivi. J’ai lâché un crochet du droit ; grâce à l’inertie de son attaque, il a absorbé le coup avec désinvolture. Un coup de poing bas a joué au serpent et m’a frappé au ventre. Les unités énergétiques ont détoné avec un son ressemblant à celui d’un steak jeté dans une poêle à frire…
C’était comme si quelqu’un venait de m’enfoncer un crochet de boucher dans les tripes. La sensation d’engourdissement au creux de mon estomac a étouffé la douleur du coup, mais j’étais à moitié paralysé. J’ai reculé de trois pas et je me suis écroulé sur le tapis, me tordant comme un insecte écrasé. J’ai entendu vaguement la foule hurler son approbation, puis j’ai tourné la tête. Kadmin avait reculé et me faisait face, les deux poings levés devant le visage. Une petite lumière rouge clignotait sur le bandeau d’acier de sa main gauche. Les coups-de-poing énergétiques se rechargeaient.
J’ai compris.
Premier round.
Le combat à mains nues n’a que deux règles : passez autant de coups que possible, aussi fort et rapidement que possible, et étendez votre adversaire. Quand il est au sol, tuez-le. S’il y a d’autres règles, ce n’est pas un vrai combat, c’est un jeu. Kadmin aurait pu s’avancer et me finir quand j’étais au sol… mais il ne s’agissait pas d’un vrai combat. C’était une joute d’humiliation, un jeu où la souffrance devait être maximalisée pour le bénéfice des spectateurs.
La foule.
Je me suis levé et j’ai regardé l’arène remplie de visages. Le neurachem a fait des gros plans sur des dents brillantes de salive dans des bouches hurlantes. J’ai éliminé la faiblesse de mes tripes, craché par terre et j’ai rassemblé mes forces pour me mettre en garde. Kadmin a incliné la tête, comme s’il reconnaissait implicitement quelque chose, avant de repartir à l’attaque.
La même furie de techniques linéaires, la même vitesse, la même puissance, mais cette fois j’étais prêt. J’ai dévié les deux premiers coups de poing et au lieu de céder du terrain, je suis resté sur le chemin de Kadmin. Il lui a fallu une fraction de seconde pour comprendre ce que je faisais… Trop tard. Nous étions pratiquement poitrine contre poitrine. J’ai lâché mon coup de tête. Son visage était celui de chacun des spectateurs, qui, là-bas, se riaient de moi et de mes souffrances…
Le nez de faucon s’est brisé avec un craquement sec. Il a titubé et j’ai frappé l’intérieur du genou. Le bord de ma main a tranché l’air, mais Kadmin était déjà au sol. Il a roulé et m’a crocheté le pied. Quand je suis tombé, il s’est agenouillé à côté de moi et m’a balancé une manchette. La décharge m’a fait convulser et je me suis écrasé, la tête contre le sol. J’ai senti le goût du sang sur ma langue…
J’ai réussi à me relever. Kadmin avait reculé et s’essuyait le nez. Il a contemplé sa paume empourprée, m’a regardé et a secoué la tête, incrédule. J’ai fait une grimace, puis, soutenu par la décharge d’adrénaline déclenchée par la vue du sang, j’ai levé mes mains dans un geste d’attente.
— Allez, connard, ai-je croassé. Viens me tuer.
Il était sur moi avant que le dernier mot quitte mes lèvres. Cette fois, je l’ai à peine touché. Le combat ne se passait plus au niveau conscient. Le neurachem s’est défendu vaillamment contre l’avalanche, contrant de son mieux, pour éviter de se faire toucher par les coups-de-poing énergétiques ; il a même trouvé une ouverture pour deux attaques générées aléatoirement. L’instinct diplo me disait qu’elles passeraient.
Kadmin les a esquivées comme des insectes irritants.
J’avais porté mon dernier coup inutile quand j’ai fait l’erreur de trop tendre le bras. Il m’a accroché le poignet en me tirant vers lui. Un coup de pied circulaire parfaitement équilibré m’a frappé dans les côtes que j’ai senties craquer. Kadmin a tiré de nouveau, m’a bloqué le coude et, dans le ralenti de la vision accélérée par le neurachem, j’ai vu son avant-bras foncer vers l’articulation. Je savais quel son allait produire mon coude quand l’os allait exploser, je savais quel cri j’allais pousser avant que le neurachem puisse isoler la douleur. Ma main s’est tordue dans la poigne de Kadmin et je me suis laissé tomber. Trempé de sueur, mon poignet s’est libéré et mon bras s’est débloqué. Kadmin a frappé avec une force terrible, mais le bras a tenu bon et j’étais déjà en train de tomber.
Je me suis reçu sur mes côtes brisées et ma vision a viré au rouge. J’ai essayé de résister à l’envie de me recroqueviller en fœtus tandis que les traits empruntés de Kadmin flottaient à des milliers de mètres au-dessus de moi.
— Lève-toi, a-t-il dit, sa voix grinçante comme des feuilles de carton se déchirant au loin. Nous n’en avons pas terminé.
J’ai frappé, visant le bas-ventre. Le coup a atteint sa cuisse. Comme si de rien n’était, il a balancé son bras et ses unités énergétiques m’ont frappé au visage. J’ai vu une multitude de couleurs et tout s’est éteint. Les hurlements de la foule résonnaient dans ma tête et, au-delà, j’aurais pu jurer entendre le tourbillon m’appeler. J’entendais et je n’entendais plus, tout tournoyait comme dans une chute, en apesanteur, tandis que le neurachem se battait pour que je ne perde pas conscience. Les projecteurs s’abattaient sur moi avant de remonter, comme pour voir de façon superficielle quels dommages m’avaient été infligés. Ma conscience tournoyait sur une orbite elliptique autour de ma tête. Brutalement, je me suis retrouvé sur Sharya, planqué dans la carcasse du tank-araignée avec Jimmy de Soto.
— La Terre ? Un trou à rat, mec. Une société où rien ne bouge. C’est un retour en arrière de cinq siècles. Rien ne s’y passe. Les événements historiques sont interdits.
Les rayures de son maquillage de combat sont illuminées par le tir des lasers à l’extérieur du tank.
— Conneries.
Mon incrédulité est ponctuée par le hurlement de la bombe maraudeur. Nos regards se croisent dans la pénombre de la cabine du tank. Le bombardement dure depuis la tombée de la nuit, les armes robotisées chassant à l’infrarouge et au capteur de mouvement. Dans les rares moments d’accalmie de la tempête de Sharya, nous avons appris que la flotte interplanétaire de l’amiral Cursitor était à quelques secondes-lumière, en train de combattre les Sharyans pour la domination orbitale.
À l’aube, si la bataille n’est pas terminée, les locaux lanceront sûrement des troupes au sol pour nous virer. Nos chances ne sont pas bonnes.
Au moins, ma descente de bêtathanatine se calme. Je sens ma température qui commence à remonter. L’air qui nous entoure ne ressemble plus à de la soupe chaude, et respirer n’est plus un effort surhumain, comme quand nos cœurs battaient à un rythme proche du trait plat.
La bombe robot a explosé ; les pattes du tank frottent contre la carlingue. Nous jetons tous deux un œil à nos détecteurs d’exposition.
— Une connerie ? demande Jimmy en regardant par le trou apparu dans la carapace du tank-araignée. Eh, tu ne viens pas de la Terre. Moi si. Et moi, je te dis que si j’avais le choix de vivre sur Terre ou de rester au placard, j’y réfléchirais à deux fois. Si tu as la chance de visiter, refuse.
J’ai cligné des yeux pour éliminer la vision. Au-dessus de moi, le poignard brille dans son champ de gravité comme le soleil à travers les arbres. Jimmy s’efface, il s’élève en direction du plafond.
— Je t’avais dit de ne pas y aller, hein, mec. Maintenant, regarde-toi. La Terre. (Il a craché et a disparu. Seul l’écho de sa voix a subsisté.) C’est un trou à rat. Il faut passer au niveau suivant.
Les hurlements de la foule s’étaient convertis en chant.
La colère courait dans ma tête comme un câble brûlant. Je me suis relevé sur un coude pour me concentrer sur Kadmin, de l’autre côté du ring.
Passer au niveau suivant.
Je me suis remis sur pieds.
« Si tu ne fais pas ton travail, le Bonhomme Patchwork viendra te chercher la nuit. »
La voix a jailli dans ma tête, une voix que je n’avais pas entendue depuis près d’un siècle et demi de temps objectif. Un homme dont je n’avais pas souillé mes souvenirs durant la majorité de ma vie d’adulte. Mon père et ses délicieuses comptines. Faites-lui confiance pour se pointer maintenant, quand j’en avais vraiment besoin.
« Le Bonhomme Patchwork va venir te chercher. »
Tu te trompes, papa. Le Bonhomme Patchwork est là et il attend. Il ne vient pas me chercher. C’est moi qui dois me bouger les fesses pour me le faire. Mais merci quand même, papa. Merci pour tout.
J’ai rassemblé les dernières réserves des niveaux cellulaires du corps de Ryker et je me suis avancé.
Du verre a explosé au-dessus des cintres. Les éclats ont plu entre Kadmin et moi.
— Kadmin !
J’ai vu ses yeux se lever vers la galerie supérieure et sa poitrine a explosé. Sa tête et ses bras sont partis en arrière comme si quelque chose l’avait brusquement déséquilibré, et le bruit d’une détonation a traversé la salle. Le haut du kimono de Kadmin était déchiré ; son corps était ouvert de la gorge à la taille. Le sang coulait à flots.
Je me suis retourné et j’ai vu Trepp encadrée dans la fenêtre de la galerie, les yeux encore rivés sur la mire du canon du fusil à fragmentation. L’embouchure crachait des flammes. Son tir de barrage était parfait. J’ai cherché des cibles, mais il n’y avait sur le ring que les restes ensanglantés de Kadmin. Carnage était invisible ; entre les explosions, les cris du public s’étaient transformés en hurlements de panique. Les spectateurs, debout, essayaient de quitter les lieux. J’ai compris. Trepp tirait dans la foule.
Dans la salle, une arme à énergie s’est déclenchée et quelqu’un a commencé à crier. Je me suis retourné, avec lenteur et maladresse. Carnage était en flammes.
Appuyé contre la porte de la salle, Rodrigo Bautista tirait des faisceaux larges avec un blaster à canon long. Carnage brûlait de la taille à la tête, se frappant de ses bras sur lesquels poussaient des ailes de feu. Ses hurlements trahissaient plus la colère que la douleur. Pernilla était à ses pieds, la poitrine trouée et carbonisée. Carnage a basculé sur elle comme une figurine de cire et ses cris se sont transformés en grognements, puis en un étrange bouillonnement électronique, puis en rien du tout.
— Kovacs ?
Le fusil à fragmentation de Trepp s’était tu ; la voix de Bautista couvrait le brouhaha des gémissements et des cris des blessés. Il a fait le tour du synthétique en feu avant de grimper sur le ring. Son visage était taché de sang.
— Ça va, Kovacs ?
J’ai gloussé faiblement, me tenant le côté.
— Super. Comment va Ortega ?
— Impec. Je l’ai fait doser au lethinol pour contrer le choc. Navré pour le retard. (Il a désigné Trepp.) Il a fallu un certain temps à votre amie pour me joindre à Fell Street. Elle refusait de suivre les procédures officielles. Elle disait que ça ne fonctionnerait pas. Vu ce que nous avons fait ici, elle n’avait pas tout à fait tort…
J’ai regardé autour de moi. Les dégâts étaient manifestes.
— Ouais. Ça va poser un problème ?
Bautista a éclaté de rire.
— Vous plaisantez ? Pénétration sans mandat. Dommages organiques sur des suspects désarmés. D’après vous ?
— Désolé, ai-je dit en commençant à quitter le ring. Nous pourrons peut-être arranger quelque chose.
— Eh, a dit Bautista en m’attrapant par le bras, ils ont enlevé un flic de Bay City ! Personne ne se permet ça ici. Quelqu’un aurait peut-être dû l’expliquer à Kadmin avant qu’il se mette à délirer…
Je me demandais s’il parlait d’Ortega ou de mon enveloppe de Ryker, et j’ai gardé le silence. À la place, j’ai penché la tête en arrière pour évaluer les dégâts, puis j’ai regardé Trepp. Elle rechargeait son arme.
— Vous allez rester là-haut toute la nuit ?
— Je descends.
Elle a armé la dernière cartouche dans le fusil avant d’exécuter un joli saut périlleux par-dessus la balustrade. Un mètre plus bas, le harnais antigrav sur son dos a déployé ses ailes et elle a flotté au-dessus de nous, à hauteur de visage. Dans son long manteau de nuit, elle ressemblait à un ange noir ayant terminé son service.
Puis elle a ajusté les commandes et s’est laissé dériver plus près du sol pour atterrir enfin à côté de Kadmin. Je l’ai rejointe en boitillant. Nous avons regardé en silence le corps éventré.
— Merci, lui ai-je dit doucement.
— Oubliez, cela fait partie du service. Désolée de m’être fait accompagner par ces types, mais j’avais besoin de renforts, et vite. Vous savez ce qu’on dit du Sia. C’est le gang le plus important du coin. (Elle a désigné Kadmin du menton.) Vous allez le laisser comme ça ?
J’ai regardé le Martyr de la main droite de Dieu, le visage crispé, et j’ai essayé de voir le Bonhomme Patchwork qui s’y dissimulait.
— Non, ai-je dit en retournant le corps du pied pour exposer la nuque. Bautista, vous voulez bien me prêter ce flingue ?
Sans un mot, le flic m’a tendu son blaster. J’ai posé le canon sur le crâne du Bonhomme Patchwork, et je l’ai laissé là, en attendant une émotion.
— Quelqu’un veut dire quelque chose ? a demandé Trepp.
Bautista s’est détourné.
— Allez-y.
Si mon père avait des commentaires à faire, il les a gardés pour lui. Les seules voix étaient celles des spectateurs blessés. Je les ai ignorées.
Sans rien ressentir, j’ai appuyé sur la détente.